Hanani[1]

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Sabre Maizieres

Tu le vois souvent passer devant chez toi à vélo. Et imagine comme le destin est plein d’humour, ta voie est à sens unique, dans le sens de la montée. Alors tu l’observes le matin et le soir. Tu prends le temps de le regarder puisqu’en montée, il déploie toute la force de ses mollets pour gravir cette petite côte. Elle l’emmène soit au travail, soit à sa modeste demeure, ou plutôt vers celle de son père.

Tu ne connais pas son prénom, à peine son adresse, la rue derrière chez toi. Tu ne l’as aperçu qu’en de très rares occasions, aidant son parent à descendre vers la mer, au Printemps.

Et pourtant tu l’aimes.

Tu ignores ce qu’est l’Amour. Jeune, tu as juste quinze ans, occupés toute la journée avec ta maman à effectuer les lessives du quartier. C’est votre métier. Du moins celui de ta mère.

En cette fin de millénaire, ton destin est presque scellé, tu seras blanchisseuse. Sept jours sur sept. Sans autres vacances que les périodes où tes voisins te donneront moins de linge à laver. Alors tu rêves. Tu penses à ce garçon dont tu n’oses demander le nom. Ta mère s’est aperçue que tu le regardes. Tu as surpris ses yeux sur toi après le passage de ce cycliste. Mais tu n’as pas l’audace de… Cela ne se fait pas. Une fille doit rester silencieuse.

Et tu laves, mais tu ne manques jamais l’heure du départ et du retour de ce jeune homme qui a pénétré déjà ton cœur. Tu ne l’as même pas compris toi-même. Tu es neuve, de corps et d’esprit. Juste, tu penses à lui quand tu t’endors le soir, et au réveil.

Ce matin, en plein travail, au moment où tu portes la grosse lessiveuse, pleine d’eau chaude et de linge, avec ta mère…

— Il s’appelle Haru.

Tu ne réponds pas. Tu n’oses pas. Dire c’est avouer. Et tu n’as pas été éduquée à révéler tes sentiments. La Japonaise reste pudique. Et tu es japonaise. Sakura est ton prénom.

— Son père est veuf. Il habite dans le quartier derrière chez nous, vers le maraîcher. La maison bleue.

Tu écoutes, tu vois la bâtisse de l’épicier dans ta tête, et tu cherches dans ta mémoire quelle pourrait être cette maison aux teintes d’azur…

— Demain, tu iras acheter du riz et des légumes, nous allons en manquer pour la soupe du soir.

Ta mère est intelligente, et elle t’aime. Elle t’a eu seule. Et elle en a souffert. Elle a dû emménager dans ce quartier en laissant croire à un veuvage pour que ta vie soit la plus douce possible. Tu as grandi un peu solitaire. Ton unique distraction est devenue ces rares minutes où tu le guettes au bas de la côte. Tu te recules derrière le voilage quand il approche. Puis tu sors pour le suivre des yeux jusqu’à ce qu’il tourne en haut. Quelques secondes. La rue est étroite, et les quelques mètres qui vous séparent semblent être un océan. Haru ne t’a jamais vu. Il ignore ce qu’il déclenche en toi. Cet émoi. Ce trouble. Tes cils qui se mouillent. Ton ventre qui se noue. Cela t’inquiète, car cette douleur sourde, tu ne l’as jamais connue.

Un an déjà. Un an que tu le regardes. Tu sais que cela fait un an, parce qu’il vient de passer à pied, avec son père à son bras pour aller vers la mer. C’est Hanani. Et l’an dernier, tu l’avais vu descendre.

— Maman, nous pouvons nous rendre au port ?

— Oui, j’ai préparé des sushis, nous les mangerons sur la plage.

Et quelques minutes après, ta mère et toi, vous vous dirigez au bas de la ville.

Tu le cherches des yeux. Hanani, c’est ta fête. Ta fête de cœur, ton anniversaire. À toi Sakura, la « fleur de cerisier ». Hanani. Cet instant fugace où la floraison de cerisiers répand dans l’air ce parfum de printemps, cette douceur qui n’existe qu’au bord de la mer. Puis, en quelques jours, elles essaiment leurs pétales comme des confettis dans une atmosphère de liesse populaire. Et toute la population passe les soirées au bas de la petite ville.

Au milieu de cette foule, tu ne le trouves pas…

— Pourquoi pleures-tu Sakura ?

— Je ne sais pas Maman.

— Moi je sais.

Tu ne réponds pas. Tu as cette boule dans le ventre. Tu ne sais pas quoi dire.

— Il est en bas de la plage, Sakura. Il aide son père à marcher dans l’eau. Ce doit être à cause de ses jambes. Je l’ai vu boîter.

Sans mot dire, tu l’aperçois enfin et ton cœur explose dans tes yeux. Trop de sentiments contradictoires. Tu n’arrives pas à gérer.

— Viens. Nous allons saluer Maître Eiji. Je le connais, nous lavons leur linge.

Quoi ? Tu as eu entre tes doigts les tissus qui ont touché son corps, ses jambes musclées… Tu as beau tirer sur la main qui t’entraîne vers lui, tu es contrainte à suivre. Tes pieds tentent de se planter dans le sable, mais ta maman aux bras secs et robustes par tant d’années de lessives ne s’en laisse pas compter. Et vous voilà devant eux.

Ta mère s’incline sans un mot. Le vieux monsieur lui rend son salut.

— Bonjour Maître Eiji.

— Bonjour ! Dame Miyuki.

— Vos jambes vont-elles mieux ?

— Comme celles de nos âges, elles ont tant supporté qu’elles faiblissent…

— Moi, ce sont mes épaules, Maître. Votre fils Haru est un bon secours.

— Oui, mais vous aussi, vous avez Sakura, ce sont nos bénédictions.

Haru te regarde. Et toi, tu baisses les yeux. Que ces pieds sont beaux, si tu t’écoutais, tu t’agenouillerais pour les baiser dans l’eau de la mer. Jamais tu n’as eu ces pensées. Ton cœur bat à t’en faire mal. Tu imagines que tous l’entendent. Sourd, comme le gong du temple, mais à un rythme douloureux.

Et tu t’évanouis…

Le lendemain, le soleil glisse sous ton volet pour poser un rai sur tes paupières qui frémissent. Tu es dans ton lit, et tu n’as pas le souvenir de t’y être couchée…

— Tu te réveilles mon jasmin ?

— …

— Quel dommage que tu te sois endormie le nez dans l’eau !

— …

— C’est Haru qui t’a portée et t’a ramenée à la maison. Il est fort. Il marchait devant, et parfois s’arrêtait, se retournait pour nous attendre, son père à mon bras et moi qui l’aidait à remonter. Puis il t’a déposée dans ton lit, et nous avons bu un verre de saké avant qu’ils ne rentrent chez eux. C’était beau, car un petit vent de mer s’est levé et les pétales ont jonché notre route. Tu es bénie, ma fille.

Toi ? Tu pleures. Encore. Tu pleures de voir les images que ta mère implante dans ta mémoire. Tu en rêveras longtemps de cette absence de toi. Tu imagines ses bras. Tu penses à ta légèreté. Il est entré dans ta chambre, t’a posée sur ton lit. Et tu n’étais pas là…

— Tu es belle. Il t’a regardé, Sakura. Et à la douceur où il t’a déposée, je sais qu’il t’a apprécié… Il n’était même pas fatigué. Il est fort. Son père forgeait des sabres, mais lui, je crois, travaille au garage du port. Mais arrête de pleurer s’il te plaît. Viens, prends ton thé, nous avons de l’ouvrage. L’hôtel nous a apporté son linge.

Et quand l’hôtel… C’était la journée la plus dure. Les draps, les serviettes… C’est l’assurance de terminer le labeur tard. La rue est belle la nuit. Les seules lumières, à part quelques fenêtres sont les feux de vos lessiveuses. Ils vous enrobent de leurs lueurs orangées et créent des ombres de vahinés ondulant sous la lune.

Tu ne le vois pas, mais Haru est là, dans l’obscurité, à te regarder danser autour des brasiers, des fumées et des vapeurs savonnées. Il est assis sous le saule, juste de l’autre côté de la rue, dans le noir. Tu pourrais presque l’entendre respirer. Si tu le savais, tu t’enfuirais. Mais tu l’ignores et tu en es d’autant plus belle. Petite, vive, travailleuse, prête, à un seul geste de ta mère, d’être où elle a besoin de toi.

Il attendra que tu aies fini, que vous ayez mangé votre soupe et que vous soyez couchées, que vous ayez éteint vos feux et votre lumière. Tu ne le sais pas, mais… Il aime, lui aussi, pour la première fois. Toi.

Le lendemain, il a tourné sa tête vers ta fenêtre, mais tu n’avais pas osé le guetter. Confuse encore du soir de l’Hanani, tu as honte… Il faudra longtemps pour que tu retrouves le courage de…

Ta mère t’obligera à apporter le linge à Maître Eiji. Mais en journée, Haru n’est jamais là. Quand Miyuki comprit, ce fut elle qui reprit la livraison.

— Maître Eiji, ma fille aime votre fils.

— Dame Miyuki, mon garçon rentre tard le soir, et je crois qu’il est aussi aijin[2]. Vous êtes une bonne famille, des gens courageux et honorables. Nos maisonnées peuvent être fières de cet attachement.

— Il faut qu’Haru se déclare, sans vouloir vous offenser, Maître Eiji.

— Tu as raison, Dame Miyuki. Je lui parlerai. Sakura est jeune. Attendra-t-elle ? Est-elle sérieuse ? J’ai fabriqué des sabres toute ma vie, et je sais que pour qu’une lame soit appréciée, elle doit être droite, fine et aguerrie.

— Sakura sera cette lame. Mais Haru sera-t-il la poigne, le bras qui la fera vibrer, fendre l’air et lui permettre d’atteindre les alizés ?

— Je lui apprendrai ce qu’il ne connaît pas déjà. Comment maîtriser une trempe, un fil, un tranchant ! Si Sakura possède vos qualités, elle sera la lame que la tsuka[3] de mon fils emmanchera en elle.

Le Maître Eiji tend la main à Dame Miyuki.

Et sans mot, sans gestes inutiles, le vieil homme dévêt la Dame en arabesques précieuses. Elle apprécie sa délicatesse, elle, qui n’a pas quitté son kimono pour un amant depuis des années… Le forgeron fait vibrer la lame de la lavandière, et leur secret les pénètre tous deux en plein cœur. Ce que l’Hanani fait, seule la Nature peut le défaire. Et les deux « vieux collégiens » s’éprennent dès cet instant.

Haru et toi ignorez tout, et continuez votre manège de séduction lointaine. Haru grimpe encore la rue sur son vélo, unique différence, il t’adresse un sourire. Toi, le guettant, fais toujours semblant de ne pas le voir en tournant la tête pour dissimuler ton bien-être sentimental.

Les anciens se retrouvent au gré des livraisons de linge, mais bien vite, il faut à Dame Miyuki avouer la triste réalité. Que Sakura n’a pas de père. L’infamie qui est sur les deux femmes. Maître Eiji propose à Dame Miyuki de lui offrir ce qui lui manque, un parent, un nom, un honneur, le sien en épousant la mère…

— Mais nos enfants seront frère et sœur et leur union sera impossible Maître Eiji.

Que faire alors ? La situation cornélienne de cette fin de siècle dans cette petite ville japonaise peut tuer d’une seule mauvaise rumeur. Le temps n’est pas si loin où le Jigai[4] lavait les dignités des familles. Les anciens veulent le bonheur des jeunes.

Et les mois passent… Sans que la lumière céleste des orangers vienne baigner de leur aura les amours indécises de cette étroite rue en pente.

Sakura et Haru se sourient maintenant, mais ne se parlent pas encore. Ils n’ont pas été « présentés ». Et Hanani revient.

Maître Eiji et Haru invitent Dame Miyuki et Sakura à les accompagner sur la plage des Cerisiers. Les anciens cheminent au milieu des jeunes, le père au bras de son fils, la fille, les yeux baissés, la mère en plein doute, et le fils qui essaye de capter la fille à la dérobée.

La Nature leur offre l’envol des fleurs au coucher du soleil, par vent de terre. La plage devient rose, comme la mer qui lave leurs huit pieds baignés en sa purification. C’est à cet instant que Maître Eiji trouve la solution. Il sourit à Dame Miyuki qui comprend alors que sa fille pourra peut-être accéder au bonheur qu’elle n’a pu avoir pour elle.

Les familles s’en retournent en leurs logis respectifs. Peu de mots sont échangés. Les grandes émotions ont ceci de commun avec les douleurs, peu de phrases suffisent.

Il faut attendre la prochaine lessive pour que Maître Eiji explique sa solution à Dame Miyuki.

— Je vais renier mon fils, puis je vous épouserai.

— Maître…

— Je l’ai décidé ainsi. Je parlerai à Haru. Il comprendra.

— Mais il ne pourra jamais plus être votre fils.

— Je sais, mais s’il choisit ta fille, ce sera son chemin. Tel un ronin[5], il sera libre de se marier avec celle qu’il voudra.

— Maître, est-ce que nous méritons ?

— Dame Miyuki, désires-tu m’épouser et me donner Sakura comme fille ?

— Oui mon amour et maître.

Maître Eiji parla à son fils. Haru comprit et quitta sa maison dans les semaines qui suivirent. Ayant reçu, à son départ, son héritage, il acheta le garage où il travaillait, et y résida.

Tu ne savais plus pourquoi tu ne voyais plus Haru sur son vélo. Ta mère, et ton nouveau père ne t’expliquèrent rien, car la rumeur pouvait tout détruire… Tu pleuras longtemps, et le bonheur de ta maman ne te soulageait pas. Tu en étais heureuse pour elle, mais… Maître Eiji allégea votre labeur en embauchant deux lavandières… Ta peine emplit ton âme et ton esprit des mois durant…

Hanani revint, et tous les trois redescendirent sur la plage. Maître Eiji, au bras de ta mère, fit cependant un détour au bas de la ville. Quelques rues que tu ne connaissais pas, et qui passaient devant un garage.

Haru était là. Devant. Il te tendit la main et cela avait beau être la fin de journée, le soleil se leva dans ton cœur. La plage rose glissa sous vos pas, jusqu’à l’eau…

Haru se pencha sur toi, et tes lèvres découvrirent le goût des siennes…


[1] Fête de Printemps, la floraison des cerisiers

[2] amoureux

[3] poignée

[4] Suicide rituel des femmes, des filles japonaises, notamment celles des samouraïs.

[5] Samouraï sans maître

image page histoires, carnet ouvert avec un stylo
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