Avant ?
Il était un morceau de la falaise d’Etretat… Avant la falaise ? Il ne s’en souvient pas… Magma, secoué par de multiples tremblements de terre… La vie d’une roche est longue. Liquide, brûlante, froide, immobile… Le temps n’est pas le même que pour les animaux… Un siècle pour un jour, un millénaire pour une décade… Alors, dormir, s’engourdir est, pour chaque parcelle minérale, un moyen de traverser le… temps… Et quelques réveils…
La chute de la falaise par une nuit de printemps sous la pluie l’éveilla. La tempête grondait et il fut balloté entre deux vagues. Cela dura… Une seconde, à peine… pour le caillou.
Les années passèrent, à se faire molester par des milliers de tempêtes, quelques siècles probablement. Il s’arrondit. Un peu. Et plus ses angles s’adoucirent, plus il était dérangé par cette humidité mouvante. Il ne mit que quatre ou cinq cent ans pour grimper sur la plage.
Un beau matin de l’été 1936, on lui marcha dessus. Il n’aima pas. Pleins d’animaux, à chaque seconde, posaient une partie de leurs épidermes sur son auguste face, ou son dos… Il ne fait pas trop la différence. Pourtant le soleil brille, suffisamment pour le sécher entre chaque marée… Hein ? Quoi ? Il vient de s’élever en l’air. Il peut voler ?!? Il se croyait granit, il n’est que pierre ponce ? En fait non, un de ces
animaux le tripote…
— Il est moche mais il me plait !
— Tu vas en faire quoi ? Y va peser une tonne dans les bagages…
— Un peu pointu devant, rond derrière, creux dessus, on dirait un bateau…
— Elle n’est pas près de flotter ton enclume…
— M’en fous, j’le garde !
C’est ainsi que le galet moche fut pris par l’ivresse de la vitesse.
Lui qui ne connaissait qu’immobilisme et lenteur déménage d’Etretat à Belleville d’un saut de train… pour finir sur une étagère entre un livre sur Dreyfus et un de Zola. Il en cale un, mais l’autre est couché sur lui.
Quelle décadence ! Plus d’eau. Plus d’air. Plus d’iode. Juste une sécheresse à le faire se contracter sur lui…Et c’est quoi ces bruits dehors? La guerre ? C’est quoi la guerre ? Pas eu le temps de comprendre ce qui lui arriva qu’il dégringole sur une voiture verte avec une croix gammée dessus…
Geste impulsif du gosse de l’appart’ qui n’aimait pas les boches…Il loupe le chauffeur de peu, mais pète le pare-brise !
Le voilà beau sur le pavé de cette banlieue. Du caniveau, d’un coup de pied, il trouve un peu de repos dans un des massifs du parc d’à côté…
Quelle bousculade… Mais qu’elles sont jolies ces fleurs où il dort sous leur ombre… Un peu de pluie d’arrosoir, un retournement annuel avec la terre alentour et sa sieste recommençait…
Quoi ? Encore du bruit ? La guerre ? Encore ? Mais ils ne font que ça, ces animaux-là!… Mai ? 68 ?… Et c’est dans un tas de pavés qu’il échoue. Les frères de granit anguleux ne lui adressent aucun regard, lui, le moche, l’arrondi, pointu devant et creux dessus…
—Il est bizarre ce caillou, tu trouves pas ?
—Si ! Tiens j’ai une idée à la con, on va l’envoyer en vacances en Ardèche pour faire chier la Poste !
—Les faire chier ?
—Oui, on le pèse, on l’affranchit et on l’envoie aux copains du collectif à Aubenas, ça les fera rigoler. Un pavé de Paris bâtard !
Ni une ni deux, brassé au milieu de lettre et de cartons, dans un camion jaune il échoua sur le bar du village de nouveaux animaux « chevelus ».
Et l’une d’elle décide de le peindre.
Une nouvelle expérience pour le galet moche. Agréable. Chatouillé. Il ne comprend pas pourquoi on le regarde…
—On dirait une petite barque. Tu l’as vachement bien réussi. Un coup à le vendre 10 francs sur le marché des artisans…
—Tu crois ?
—Si ! Super ! Dimanche c’est la charnière juillet août, entre ceux qui partent et ceux qui arrivent, ce serait bien le diable si on ne le refourgue pas à un touriste…
—C’est con, j’voulais l’garder.
—L’assoc’ a besoin de blé pour soigner Biquette, elle fait plus assez de lait…
—Bon ! Ok, mais moit’moit’ hein ?!?
Du marché, il monte dans la voiture d’un parisien en partance sur la RN7. Direction le Sud… Pour se retrouver dans une calanque chez un grand-père pêcheur qui demanda :
—Vous l’avez trouvé où c’te barquasse ?
—Sur un authentique petit marché ardéchois où il n’y avait que d’authentiques artisans locaux…
—Loco [1] , c’est le mot. Et j’en fais quoi d’ta mocheté ?
—Ben il est bleu, comme ton cabanon, ça fait joli sous ton auvent, papy…
Et papy mourut l’espace d’une respiration de caillou quinze ans plus tard…
—Regarde Mamy, y’a encore la petite barque qu’on avait offert à Papy…
—Il l’aimait bien son « caillou », comme il l’appelait. Des fois il le posait sur la table pour mettre sa pipe dedans…
Ah ! Il s’en souvient, le galet moche, de la pipe. Bon, il ne craint ni le chaud, ni le froid, mais ça le réveillait toutes les secondes ces soirs de fumettes face à la mer.
Elle ne monte pas… ni ne descend cette mer. Elle était morte ?
—Et vot’gosse c’est pour quand alors ?
—Pour cet été mamy… On te l’amènera…
Pour l’amener ils l’ont amené… Tous les ans…
Le galet moche ? Il regardait cette mer, à l’ombre du cabanon, qui se la jouait provocante à lécher le sable à quelques mètres de lui… Elle lui faisait envie. Hier encore, léché par l’océan, aujourd’hui cendrier…
Il avait quoi ? Cinq ans… Six ans… Le petit animal qui le souleva du rebord de fenêtre où le galet trônait…
—L’est bô le p’tit bateau…
Il le prend, l’emmène en dodelinant vers l’eau…
—Oh ! L’a coulé le bateau d’Papy !
Le galet moche qui voulait voir la mer, en un instant, fut heureux. Noyé, recouvert de cette nouvelle eau… Il se lava en quelques secondes/semaines de son maquillage nautique pour se refaire des copains dans l’coin…
—C’est salé ici !… dit le galet moche qui a vu la mer.
Bizarre…
[1] Loco : fou en espagnol