Rose crème

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Sabre Maizieres

Pour me laisser bercer dans un nouveau sommeil, je me mets à la terrasse de mon bistrot préféré. Je l’imagine à Paris, une verrière avec un grand auvent. Et une cloison vitrée sur le côté pour la séparer d’un fleuriste qui embaume l’air d’odeurs multicolores…

Dans le coin, une petite table ronde, un homme, son ordinateur… C’est moi. Je suis assis, j’observe le monde qui passe dans cette rue commerçante, comme on contemple une rivière qui serpente entre les roseaux. Quelques cliquetis au bout de mes doigts pour écrire ce que mon imaginaire me souffle, et mon regard s’échappe de mon écran pour apercevoir quelques jolies femmes se faisant plaisir avec des fleurs chez le voisin.

L’une d’elle d’une œillade m’accroche au travers de la vitre. Une rose fait son bonheur. Comment l’expliquer ? Son attitude, sa gestuelle… Mais elle m’a happé. Mes phalanges hésitent, car l’esprit ne murmure plus rien. Il respire doucement au rythme de ses pas, de ses hauts talons. Le cliquetis de ses chevilles sur le trottoir cadence un paso lent. Elle ressort de la bouquetière, la rose au bord de ses narines… Fait le tour de la verrière et vient s’asseoir à quelques tables de moi. Je ne tape plus. La source s’est tarie.

Sa fleur en fanion, elle hèle la serveuse. Je ne peux continuer à la fixer sans en émettre une sensation gênante. Je tente de relire, de corriger les dernières lignes.

Du coin de mes prunelles, je guette la barmaid prendre sa commande. Puis elle s’en retourne pour revenir quelques minutes plus tard.

Mais elle ne se dirige pas vers elle, plutôt vers ma table pour y déposer un deuxième café accompagné de la rose crème. Sans un mot. Et un autre expresso à la cliente… Je n’ose lever les yeux vers elle.

Elle est belle, j’essaye de lui donner un âge sans la regarder. Une démarche fine, une silhouette à la Carole Bouquet, un peu hautaine, mais sensuelle. Quarante ? Pas beaucoup plus…

— À cette heure-ci, vous commandez toujours un deuxième café…

Sa voix doit être pour moi. Dois-je me retourner ? La convenance veut que ce soit à un homme d’offrir une boisson à une femme. L’inverse est perturbant… Le bout de mes deux doigts, je tape comme un gendarme de province, reste en suspens.

— Si c’est la rose qui vous gêne, rendez-la-moi…

Je la prends, et outrancièrement, je la porte à mon nez. Son parfum est suave, pas flagorneur. Pauvre fleur de serre, elle essaie d’embaumer doucement.

— Merci.

Sans me retourner.

— Je sais qui vous êtes, je bois mon café en intérieur d’habitude. Vous, vous avez les vôtres dehors. Qu’il pleuve, qu’il vente… Vous écrivez. Le patron me l’a dit, et je suis allée sur votre site… J’ai lu Magister Voluptatis…

Je n’oserai avouer si, ce qui m’envahit, est de la honte ou de la fierté. Écriteur auto-édité, je ne suis pas bousculé dans les pizzérias, ou reconnu dans les bars. L’on ne m’arrête pas dans les rues, et je ne suis pas exfiltré des librairies où quelques dédicaces boostent toujours un peu mes ventes.

Et là, une lectrice m’aborde. Qui, en plus, m’a lu. Je m’empêtre dans mes mots. Une lectrice est forcément quelqu’un qui lit.

— Merci.

Je lève enfin les yeux, et me tourne vers elle.

— Je ne voulais pas vous déranger, mais je désirai voir les prunelles d’un homme qui avait votre conviction sur les femmes, sur la… Femme. Sentir votre regard se poser sur moi, ne serait-ce qu’un instant.

— Vous ne me dérangez pas, vous me surprenez, mais vous ne m’importunez pas. Vous m’avez lu, alors ?

— Oui, mais je reconnais qu’il faut bien apprécier les deux tomes pour vous comprendre. Vous m’avez surprise. Et je serai franche, la stupéfaction a pris le pas sur… l’excitation. Pardonnez-moi ce mot. Il n’est pas facile à avouer.

— Je n’ai rien à excuser. Merci à vous d’avoir pris plaisir à parcourir mes lignes.

— Certains soirs, « pris plaisir » ont été les termes justes…

La femme est belle. Un joli rosé a empourpré ses joues. Ses yeux se sont baissés, la rendant irrésistible.

— Vous souhaitez que je vous les dédicace ?

— Je ne les ai pas avec moi, mais si vous me le permettez, je vous les apporterai demain. Je serai ravie que vous me les signiez.

— Merci pour cette rose crème. Elle va très bien avec le café. Je peux la garder ?

— Oui, bien sûr. Cela fait quelques jours que je vous observe écrire…

— Cela ne doit pas être captivant !?!

— Détrompez-vous, c’est passionnant. Vos doigts qui crépitent, votre regard qui s’évade sur le flot des passants, puis vous vous replongez dans le bleu de votre écran. Sans connaître vos lignes, l’on sirote votre atmosphère créatrice…

— N’en jetez plus ! C’est promis, je ne reviendrai pas sur mon offre de dédicace…

Un sourire vient sur ses lèvres.

— Je ne vous flatte pas, j’aime bouquiner, vous m’avez surprise, et côtoyer un écrivain est rare.

— Un écriteur, restons modeste.

— Je ne connais pas la différence…

— Un écrivain, c’est quelqu’un qui écrit et qui est lu…

— Oui ? Et… ?

— Un écriteur est quelqu’un qui écrit. C’est ma définition subjective…

— Le sens est subtil. C’est lié au nombre de vos ventes ? Ou une modestie excessive ?

— Juste une particularité qui suscite un questionnement. Comme maintenant…

Le sourire revient sur son visage, ses yeux brillent. Je balbutie…

— Mais je ne veux pas vous retarder. Vous travaillez ?

— Non, je suis tellement une femme libre, que je suis sans emploi pour le moment. Libre de cœur et d’esprit… Et votre livre m’a permis de passer quelques belles soirées, si je peux vous le confier…

— Merci de votre franchise. Vous savez que pour un écriteur, vous êtes un fantasme.

— Pardon ?

— Oui, quand l’on écrit, l’on imagine qu’on nous lit, sinon c’est un journal intime, avec son petit cadenas et sa petite clé. Si l’on raconte un roman… Le rêve de l’écrivain, c’est de croiser une jolie femme, votre livre dans ses mains, en train de lire dans le métro… Ici, vous sublimez le songe. La terrasse, le café, la rose…

— Mais n’oubliez pas, cher Sabre… Vous permettez que je vous appelle Sabre ?

— Faites, faites…

— N’oubliez pas, cher Sabre que vous êtes en train de vous endormir. Il est 3 h du mat’, une légère insomnie, et vous vous êtes transporté dans ce troquet imaginaire, et si je ressemble à Carole Bouquet c’est parce que c’est votre actrice préférée.

— Ah oui, c’est vrai que je suis dans mon lit, et non pas assis dans ce café parisien… Mais si je rêve, vous allez me donner votre numéro de téléphone, non ?

— Tout à fait, mais vous n’allez pas tarder à vous réveiller. Je ne sais si vous allez avoir le temps de finir votre écrit, me rappeler après mon départ et que nous convenions d’un créneau pour nous revoir…

— Vous avez raison. Ce serait dommage. Que proposez-vous ?

— C’est vous qui rêvez…

— Alors, allons à l’hôtel tout de suite, vous êtes d’accord ?

— Votre songe m’en donne tellement envie. En plus, vous ne gâchez rien sur le décor, je vous trouve très beau !

— « Merci, Michel Blanc »… Je vais même imaginer que nous partons sans payer, cela nous fera gagner du temps sur l’illusion…

Nous traversons la rue, un charmant petit hôtel particulier transformé en résidence de luxe nous ouvre ses portes…

Je l’invite à pénétrer dans l’ascenseur. Nous échangeons un baiser « de cinéma ». Sa langue est douce, fraîche et vanillée (j’aime bien les glaces à la vanille, pourquoi me priver ?). Je prends sa main pour l’entraîner dans le couloir. La chambre 69. Je fais ce que je veux, je rêve…

Nous entrons, je fais tomber sa jupe, j’ouvre son chemisier sans enlever son collier de perles…

Et c’est à ce moment précis que mon chat a sauté sur le lit pour me dire qu’il était 6 h 30 et qu’il voulait ses croquettes.

Putain d’chat !

image page histoires, carnet ouvert avec un stylo
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