Le Trésor des Rois

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Sabre Maizieres

Ça ne s’était pas bien passé à l’école. La cour de récré, théâtre de toutes les exactions, les jeux comme les bagarres, avait ses lois. Et celle du plus fort était souvent la meilleure, ou du moins, celle en vigueur. Les deux frères payaient cher. Le grand et le petit. Le petit, embêté par les grands, et le grand qui prenait sa défense. Les jours passaient et le rituel était le même. Qui d’un goûter, d’une agate, ou d’un stylo quatre-couleurs, seul le tribut remis pouvait les dispenser d’une querelle.

En parler aux parents eût été le déshonneur. On est enfant, on n’en est pas moins homme. Le père serait intervenu, ils n’étaient pas abandonnés ou mal aimés. Mais la honte d’avoir besoin d’un « encore plus grand », c’était l’ultime solution. Ils avaient vécu cela dès l’arrivée du petit en sixième. Le grand était un frondeur, il ne se laissait pas marcher sur les pieds. La venue de son jeune frère était le défaut dans sa cuirasse. Tous ceux qui n’osaient s’en prendre au grand se détournaient vers le petit.

Et surtout… Ils étaient de la campagne… Et dans l’rural, on ne hurle pas « Au loup ! », on fait face…

Pourtant pas avare de coups de pied, le petit succombait souvent sous un coup mal placé, ou simplement sous le nombre. La menace était là. Hors de question de rester dans les pattes du grand. Ils étaient courageux et fiers. C’était en voyant les conséquences, la perte d’une trousse, un œil un peu trop bleu que le grand comprenait ce qu’endurait son cadet.

Les ennemis jurés étaient deux frères. Là aussi, il y avait un grand et un petit, mais avec juste un an d’écart, eux en avaient deux. Et les parents ne pouvaient pas imaginer ce qu’une fraternité entre deux frangins, dont « un-retour-de-couches », et deux autres « faits-dans-l’ordre » pouvait avoir comme retombées…

Tant que cela restait à l’école, ils étaient dans leur monde, avec leurs lois, leur honneur, et leurs duels. Mais un jour, la rivalité sortit de l’établissement scolaire, et envahit le bus pour rentrer chez eux. L’armistice de seize heures trente avait été brisée.

Et ça, le grand ne le laisserait pas passer !

Le grand prit un engagement auprès de son cadet :

« Si jamais, demain, ils continuent, je te promets qu’ils vont le regretter !

_ Que vas-tu faire ?

_ Ça me regarde, y’a trop longtemps que ça dure !

_ Chuis avec toi ! »

Le lendemain… Le jour se suit et se ressemble. Là, il était question de la montre du petit, que les « autres » voulaient. Battu, il n’avait pas lâché son poignet. Et le grand avait aperçu l’incident du bout de la cour. Sa course pour venir aider son frère avait fait fuir les agresseurs. Évidemment ce n’était pas la conne de « shériff » qui avait pu voir quelque chose. La pionne occupait son temps à discuter avec les autres profs. Trois gonzesses qui n’avaient rien à foutre de ces bagarres de rues, même si elles se passaient pendant la récré, pourtant leur office, à quelques mètres d’elles.

C’était la goutte de trop !

La cloche a sonné… Ça signifie… L’école est finie…

Tous se dirigent vers leurs cars respectifs. Le bus scolaire. Le grand avait préparé son coup. L’objet était dans sa poche droite. Il était droitier. Et c’est la main droite dans la poche qu’il grimpa dans le véhicule. Dans sa tête, il hésitait encore. Il savait qu’il montait un degré dans la querelle. Une marche plus haute que celles du bus. Il avait pris une décision d’homme. Une décision, qui, il le sentait, était trop grande pour lui. Ou du moins, il avait grandi en lui-même pour l’assumer. Une décision, pas d’enfant, une décision de grand. Mais il hésitait. Si l’autre grand les avait laissés tranquilles dans le bus… Si l’autre grand avait compris pourquoi il avait la main dans sa poche, si l’autre grand avait pressenti que… Peut-être…

Sûrement… Il ne se serait rien passé. Mais là, le matamore voulut entonner une partition de trop, et s’en prit au petit… Genre « T’as été pleurer vers ton frère ? T’as pas d’couilles ! ». Le grand se leva. Il avança vers l’avant du car. L’autre voulut jouer à celui qui dégaine le plus vite : « Tu veux quoi, espèce de c… »

Il ne put finir sa phrase. Il vit la main sortir de la poche et sentit une douleur au ventre…
Et se mit à pleurer en appelant le conducteur du bus : « M’ssieu ! M’ssieu ! Au secours ! Y veut m’tuer ! ».
Le chauffeur, penché sur son portable, mit quelques secondes à lever le nez sur son rétro. « Qu’esse qui font chier ces gosses ?!? » se dit-il…

Mais quand il aperçut un gamin de dos recroquevillé par terre et l’autre de face, une paire de ciseaux à la main…

« Dégagez ! Dégagez ! » Affolé, il lui fallut plusieurs minutes à se rendre compte qu’il n’y avait pas mort d’homme. Un avait voulu « foutre » un coup de ciseaux à l’autre. Et il n’avait eu comme dégât qu’un blouson déchiré et une rougeur au ventre.

Les gamins furent exfiltrés de la zone de guerre et le directeur de l’école fit quelques heures supplémentaires pour appeler les unités arrières des combattants. Les deux pères arrivèrent à l’établissement scolaire.

Pendant ce temps, les deux petits firent le voyage en car. Le plus jeune arborait la fierté de son aîné aux ciseaux. Tandis que l’autre regarda ses genoux jusqu’à sa maison, pleurant la présumée mort de son grand frère…

Sans comprendre, chacun se retrouva en son domicile. Rendez-vous fut pris le lendemain en urgence chez l’Attorney, ou du moins le Directeur de l’école…

Si chez les agresseurs « agressés », la soirée prit une couleur de « mon pauvre petit, je te garantis qu’ils vont le payer ton beau blouson… »

Chez les agressés « agresseurs aux ciseaux », ce fut différent. Le père avait confiance en ses garçons. Il comprit dès l’appel de l’école qu’il était « arrivé quelque chose ». Il avait ordonné le silence à chacun, tant que les devoirs ne seraient pas finis. Puis il prit à l’écart le petit, et lui demanda ce qu’il s’était passé.

La confiance étant réciproque, le poids de l’omerta de ces deux dernières années se leva du cœur de l’enfant. Il conta les brimades, les provocations durant toute sa sixième. Il expliqua les disparitions de son outillage scolaire qui avaient été mises sur le compte de son inattention ou de son manque de soins pour « ses affaires », ce qui lui avait valu quelques remontrances… Le père prit note du discours, et envoya le gamin manger. Il rejoignit le grand dans sa chambre et lui posa la même question… Les z’ôtres les « cherchaient » tout le temps, ils se vengeaient sur son frangin, et il le défendait, etc.

Les deux rapports étaient trop concordants pour avoir été falsifiés. Il savait ce qu’il convenait de faire.

Le téléphone sonna dans l’autre maison…

« On peut se voir ?

_ Oui justement, moi aussi je pense qu’il faut qu’on parle…

_ Rendez-vous demain 30 minutes avant d’aller chez le Directeur ?

_ Sans problème !

_ Avec les enfants et leurs frères, s’il vous plaît !

_ D’accord ! »

Le lendemain, c’était mercredi. Pourtant, l’après-midi, il y avait école, pour les quatre protagonistes. Le père de l’agresseur posa la question à l’autre papa :

« Vous savez pourquoi ?

_ Mon fils m’a dit que le vôtre a voulu le poignarder…

_ Non ! Je vous demande si vous savez pourquoi il a tenté de…

_ Non ?… »

Et le père conta toute l’histoire… Tout…

Le paternel qui venait de découvrir les origines du conflit se tourna vers ses gamins… qui, en baissant la tête, indiquèrent que le récit était vrai…

« Je suis désolé, je ne savais pas, mais je peux vous promettre que…

_ Je vous propose quelque chose.

_ Je vous écoute…

_ Je vous suggère, chacun à notre tour, de convoquer les quatre soldats pour des travaux forcés…
_ ???

_ Je les occupe un après-midi chez moi, et je vous garantis qu’ils vont à la fois transpirer et apprendre la valeur de leurs actes… Et vous, vous les prenez le mercredi suivant, et à votre tour de leur expliquer… »

L’autre père comprit immédiatement l’idée proposée…

« Si cela ne vous dérange pas, j’ai plusieurs stères de bois à rentrer chez moi ce week-end, vous pensez que cela peut convenir ?

_ Tout à fait ! »

L’entrevue avec le Directeur fut très courte, tant les pères avaient convenu de la suite des choses…

Premier mercredi. Les quatre garnements se retrouvent chez « l’agressé ». Plusieurs stères de bois fendu, pour des gamins de onze, douze et treize ans… Cela fait les bras. Le soir, tout était rentré dans la grange, les enfants se séparèrent après un casse-croûte à dix-sept heures. Une trêve silencieuse, sans mots, sans rancune. Juste la fatigue…

Une nuit… Et la semaine passa dans une forme d’ignorance réciproque qui étonna leurs copains…
« Vous vous faites plus la guerre ?

_ Toi, tu la fermes sinon, on se met sur ton dos !

_ Eh ! Oh ! Ça va heeuuu ! »

Le deuxième mercredi vint, et ce fut chez le père qui avait révélé la vendetta que les ennemis se retrouvèrent…

« Bon, ben on va faire quoi, Monsieur ?

_ Ça s’est bien passé, le bois, la semaine dernière ?

_ C’était crevant…

_ Aujourd’hui, vous allez vous amuser… » Un sourire de soulagement éclaira les quatre visages.
« Vous allez chercher un trésor…

_ Ouuuaaaiiis ! » firent les mômes.

Le papa leur remit une carte avec deux X. Il leur donna deux pelles et deux pioches…

« Je vous jure que ce soir, vous partirez avec un trésor… Le plan est celui de mon terrain, il y a deux croix. Donc deux équipes, et pour qu’il n’y ait pas de triche, vous allez former deux teams, comme vous voulez, mais pas entre frères… » Les grands se mirent ensemble et les deux cadets firent de même.

« Il n’y a qu’un seul butin, enfoui très profondément, vers un mètre de profondeur… Choisissez un des deux emplacements, creusez et trouvez-le ! Au fond d’un des deux trous, un trésor est caché… Si vous voulez l’avoir ce soir… »

Les deux équipes lurent le plan à leur disposition. Les croix étaient derrière la maison, à droite de la remise. Le Jeu était « à quatre mains »… Un X semblait être ici, l’autre au fond du jardin…

Les grands choisirent le trou le plus près, un brin complice pour arnaquer les jeunes…
« Qu’est-ce que tu en penses ?

_ C’est à peu près là…

_ Vas-y pioche ! »

Le père donna cependant quelques règles, il ne souhaitait pas que son terrain devienne le « Chemin des Dames ».

« On creuse proprement, on fait un tas de terre régulier. »

L’un à la pioche, l’autre à la pelle, les excavations commencent. L’équipe des petits fora, moins vite que celle des grands, mais était tout aussi volontaire. Les bras s’alternent, et les trous se creusent…

Cinquante centimètres, les pieds dans la terre, ils cherchent le trésor, s’entendent, s’encouragent…

Soixante centimètres, les muscles forcent, s’aguerrissent, le butin ne doit pas être loin…

Soixante-dix centimètres, les espoirs s’amenuisent, les fatigues se font sentir…

Quatre-vingts centimètres, les découragements se pointent, les forces faiblissent…

Le père doit intervenir. Les gamins doutent…

« Il est où le trésor ?

_ Regardez le plan…

_ Oui, hé bien ?…

_ Vous n’êtes peut-être pas tout à fait au bon emplacement. Il faut probablement élargir le trou, vous êtes à peu près à la bonne profondeur… »

Les enfants, après une pause désaltérante d’une orangeade, reprirent espoir et leurs outils… Les trous s’évasèrent. Les heures passent. Ils s’encouragent… Les grands demandent le jugement du père…

« Ben… Il est peut-être dans l’autre forage… Celui des petits… »

Les aînés partirent aider les frères cadets à élargir leur affouillement. Et se créa une vraie solidarité entre les quatre. Relais, conseils… Mais toujours pas de pactole ?!?

« Oh Monsieur ! Y’a rien dans les trous !?!

_ Si… Et vous l’avez trouvé, le magot !

_ ??? »

Ils restèrent interloqués, « transpireux », las, mais désorientés. Ils se regardaient, ne comprenaient pas…

« Vous avez découvert une richesse… Le Trésor, c’est… Votre nouvelle amitié ! »

Avec dans leurs mains terreuses, la tranche de gâteau de leur goûter… Ils pigèrent… Et sourirent !
« Et on fait quoi des trous ? Faut les reboucher ?

_ Oui, mais avant, on va mettre quelque chose dedans, pour se rappeler cette dure journée où quatre copains sont nés »

Leur étonnement ne faiblit pas…

Ils suivirent le père dans la remise, et l’aidèrent à sortir deux beaux arbres en mottes. Deux érables rouges.

« On va les planter. Chacun le vôtre. Celui des grands frères, et celui des petits. Et il ne tiendra qu’à vous de venir les voir se développer… La semaine dernière, vous avez peiné à rentrer du bois mort destiné à vous chauffer… Mais la loi de la nature, c’est que, quand on abat, on revégétalise ! Aujourd’hui, vous enracinez les vôtres, comme votre amitié. »

Les enfants apprirent à transplanter un arbre comme un « espoir en demain ». Un peu de cornaille au fond, la mise en fouille des mottes, le remblaiement des trous, et l’arrosage pour que la terre colle aux racines. Quatre tuteurs, avec leurs prénoms dessus, pour maintenir la droiture de leurs espérances… Et grandit en eux une fierté toute neuve. Ils avaient leurs arbres… À eux… Et de nouveaux amis… Qu’ils avaient appris à connaître, à aider !

Le lendemain, ce fut le premier jour du « Poker » ! Une nouvelle bande de potes choisit de se surnommer des vocables des quatre rois des cartes. L’un fut Charles, l’autre, David, un troisième, César, et le dernier, Alexandre.

Invincibles dans tous les jeux !

Un Carré qui eut de belles années pour voir les feuilles renaître chaque printemps. Même leurs propres enfants venaient jouer régulièrement quelques week-ends chez ce grand-père et l’écoutaient conter l’histoire du…


… Trésor des Rois !

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