Magister Voluptatis 1.Crucifixion

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Sabre Maizieres

Magister Voluptatis -1. Crucifixion : Une jeune femme, Marie Neuville, 27 ans, secrétaire en import-export, perd son travail parce qu’elle refuse le chantage sexuel de son chef. Son compagnon la quitte, et elle doit laisser son appartement. Pour survivre, elle postule sur un emploi de bonne, nourrie, logée…

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Chapitre 1

C’était son premier jour au service de Monsieur…
Recrutée quelques jours plus tôt par un majordome aux allures de corbeau, elle avait accepté ce poste, inférieur à ses légitimes espérances pour, enfin, rattraper ses retards de loyers. Mais hélas, son propriétaire, las d’attendre la réalisation des promesses de sa locataire, l’avait virée avec perte et fracas. Elle n’avait pu récupérer que ses vêtements et quelques objets personnels sans valeur, le bailleur ayant gardé ses meubles de génération Ikea pour rembourser sa dette et négocier son départ à la date de l’embauche. La place venait à point nommé puisqu’elle allait être logée et nourrie. Le salaire, pas très élevé, mais raisonnable, lui permettrait d’avoir quelques menus plaisirs… En ces temps de crise, pas moyen de faire la difficile…

Elle ne connaissait pas Monsieur. Quelque responsable d’affaires qu’il fût, la cinquantaine. D’après le majordome, il était soucieux de la qualité du service, mais, semble-t-il, selon les dires du corbeau, paraissait un bon patron, juste et droit. Arrivée un vendredi à l’hôtel particulier de son futur « maître », la veille de son entrée en fonction. Le sombre volatile lui avait assigné une chambre au deuxième étage, une armoire, un lit, une commode et un lavabo derrière un paravent. Luxe suprême, une table et deux chaises complétaient le trousseau…
Les commodités, le nom l’amusait, se situaient sur le palier de cette grande demeure haussmannienne. Rien de trop. Des w.c. indépendants, et une salle d’eau avec une douche et un évier permettant de lessiver le petit linge ainsi qu’une machine à laver et un étendage remplissaient la pièce d’eau.
Trois tenues de service neuves, jupes, chemisiers, tabliers et chaussures souples, lui avaient été remises par la femme du corbeau.
Ils allaient bien ensemble tous les deux. Autant lui paraissait sec, pâle et grand, autant celle qui faisait office de cuisinière était courte sur pattes et replète, et le teint rougeaud… Mais pas plus aimable pour autant. C’était vrai que, pour eux, gens de maison, cette nouvelle bonniche était du « petit personnel »…
Ce samedi matin, levée à 6 h, d’un bref toc à la porte. Sûrement l’oiseau de mauvais augure ! Mauvaise impression immédiatement confirmée par la voix qui annonça : « En bas pour 6 h 30 ! »
Elle n’avait même pas demandé son jour de congé. Sa douche prise, pas très chaude hélas, elle ne s’était pas séché les cheveux. Elle estimait les brosses chauffantes agressives à cause de la chaleur. Ils s’aéreraient vite par cette déjà tiède matinée de printemps. Malheureusement, sa pauvre lingerie n’offrait pas grand choix pour s’ajuster à sa tenue. Parmi ses soutiens-gorges, elle n’en trouva aucun de couleur chair, et le seul blanc qu’elle possédait était délavé et s’apercevrait au travers du chemisier léger. Presque de la soie, lui sembla-t-il, elle n’en avait jamais porté d’aussi fin. Elle mit sa culotte la plus récente, non pas qu’elle pensait la montrer, bien évidemment, mais cette tenue neuve, ce nouvel emploi lui donnait envie de prendre soin d’elle. Comble de malchance, en plus, elle n’était pas blanche, mais dessous cela ne se verrait pas.
Elle avait revêtu la jupe noire qui s’arrêtait juste au-dessus des genoux, puis le chemisier blanc, craignant déjà de le tacher, et s’était ceinturée du tablier obligatoire pour son office. Les chaussures noires à talons modestes lui allaient. Elle se souvint qu’à l’entretien, il lui avait été demandé quelques mensurations, taille et pointure…
6 h 25.
Elle descendit les deux étages par le petit escalier de service réservé au personnel. L’escalier reliait les trois niveaux et était doublé à chaque étage d’un monte-plat.
Elle était à l’heure à l’office. Personne ne lui avait demandé ce qu’elle prenait pour petit-déjeuner. Un bol de café au lait fumait, du pain et de la confiture à côté…. Mais aucun bonjour en provenance de ce large dos devant le fourneau. Juste : « Mange, c’est pour toi ! » Elle regarda autour d’elle si un chien dormait dans un coin de la pièce, tant le ton employé ne lui semblait pas approprié à son endroit. Pas de chien ! Alors pas de doutes, c’était bien à elle que la matrone s’adressait. Elle apprécia tout de même le breuvage chaud, un peu amer. Elle n’osa demander du sucre. Le silence l’entoura, troublé par ses quelques tintements de cuillères dans le bol et quelques grésillements en provenance du piano de cuisson. La grosse s’affairait. Et l’odeur qui se dégageait des fumerolles était salivante.
Le majordome entra : « Vous n’avez pas encore fini ? – Il faut préparer le déjeuner de Monsieur ! » Il la regarda se hâter et lui adressa cette remarque dédaigneuse : « Vous n’avez pas de bas ? Monsieur ne va pas aimer ! » Elle pensa qu’en mai, cela ne s’avérait pas nécessaire, et de plus elle n’avait plus de collants depuis la fin de l’hiver. Elle baissa les yeux et laissa échapper un “je m’excuse“ timide… Et rajouta :
«  Il en faut ?
_ Bien sûr, et des bas ! Pas des collants ! » se tournant vers sa « grosse moitié » : « Nicole, tu lui en achèteras au plus tôt ; des chairs, et des blancs légers si Monsieur reçoit, pour les sombres, on verra si elle dure jusqu’à l’automne » avec un mauvais sourire. Marie acquiesça.
« Bien monsieur.
_ Non ! Moi, c’est Georges pour vous. “Monsieur”, c’est pour Monsieur, uniquement pour lui, et ses hôtes. D’autre part, on ne dit pas “je m’excuse”, mais “excusez-moi” ceci, pour Monsieur. Entre nous, un simple “désolé” suffira. »
Elle n’osa répondre…
Georges lui montra le dressage du plateau destiné à ce nouvel employeur, et Nicole le glissa dans le monte-plat contigu à l’escalier de service. Georges s’engagea dans les volutes du petit escalier, suivi par la nouvelle bonne. À l’étage, Marie se saisit du plateau. Elle avançait à pas lents en suivant Georges sur le palier du grand escalier qui, lui, ne ralliait que le rez-de-chaussée au premier, étage des deux chambres, celle de Monsieur et d’un éventuel invité. Le reste des chambres se trouvait au deuxième. Une grande qui, semble-t-il, avait été faite de deux chambres jumelées pour Georges et Nicole. Celle de Marie et une autre, libre, mais semble-t-il plus luxueuse, ou moins rudimentaire que celles des employés, probablement une autre chambre d’amis… Chaque niveau avait ses commodités. Celles du premier étaient bien plus luxueuses qu’au deuxième. D’ailleurs, la salle de bains du premier n’était utilisée que par les invités, Monsieur en possédait une, privée directement dans sa chambre.
Aucun bruit ne les accompagnait, les tapis absorbaient leurs pas. Soudain un tintement, le bol vide avait glissé contre la cafetière. Les deux employés en furent surpris. Il se retourna, la fustigeant du regard. « Ça commence bien ! » se dit-elle intérieurement « Manquerait plus que j’foute tout ça par terre »…
« Pose le plateau sur la console, tu frappes, il te dit d’entrer, tu rentres et tu le regardes, il te dira où poser le plateau, sur le bureau ou sur son lit. N’oublie pas de le saluer et de te présenter. Si tu es virée, Monsieur m’en informera rapidement. » Et il la laissa seule dans le couloir.
Toc toc. Elle hésita, ignorant la grandeur de la pièce et la force qui devait être mise pour informer de sa présence, l’occupant qui tenait son avenir dans ses mains…
« Oui ! »
Elle en sursauta. Prit le plateau, s’aperçut qu’elle avait oublié d’ouvrir la porte, reposa le plateau, ouvrit la porte, reprit le plateau et, enfin, entra dans la chambre sombre. Il alluma la chambre depuis son chevet. Monsieur était couché, torse nu. Elle n’osait le regarder. Godiche, son plateau à la main, elle jeta un regard fugace, juste assez pour comprendre de poser le petit-déjeuner sur la console au pied du lit.
« Glissez la console jusqu’à moi. Elle roule. »
En effet, la tablette en forme de pont traversant le pied du lit remontait pour former une table à disposition de l’hôte des lieux. Après cette opération, elle mit ses mains dans son dos et attendit.
« Alors vous êtes la nouvelle…
_ Oh ! Excusez-moi, monsieur ! J’oubliais de me présenter. Marie Neuville » et elle ajouta d’un trait comme dans les films… « Pour vous servir. » Elle se vit un très court instant, attraper sa jupe de chaque côté et plier un genou en signe de révérence, mais elle s’imagina ridicule. Elle n’osa, trop intimidée par la présence de cet homme à demi nu, ou du moins l’espérait-elle ainsi. Qu’à demi… L’évocation mentale rosit son visage. Il s’en aperçut.
« Ouvrez les volets, et éteignez la lumière vers la porte, que je puisse vous apprécier. »
Elle s’empressa d’obéir. Dans ces derniers mots, elle sentit bien que l’appréciation allait être professionnelle et non amicale. Elle plia les éventails métalliques des vieux volets… L’air en pénétrant fit claquer la porte. De plus en plus nerveuse, elle sursauta une nouvelle fois.
« Ah, cela arrive quand on ne ferme pas les portes. Vous le saurez la prochaine fois. Laissez la fenêtre entr’ouverte et venez là. »
Elle remonta le long du lit et se remit en place auprès de Monsieur.
La lumière du soleil matinal était sur elle. Le regard de Monsieur aussi. Elle se sentit une petite fille dans le bureau du directeur de l’école.
« Quel âge avez-vous ?
_ 27 ans. »
Après un silence… il lança :
«  27 ans… Monsieur !
_ Pardon… Euh, pardon Monsieur.
_C’est parfait ainsi… C’est quoi cette lingerie ? »
Le Maître avait l’œil. La Fontaine disait vrai…
« Pardon, Monsieur, mais je n’avais que ça. Mais avec mes premiers gages, je vous promets d’en acheter une plus convenable.
_ Tu en auras avant, je verrai Georges pour qu’il règle cette difficulté. »
Il s’était mis à la tutoyer d’office. Était-ce bon ou mauvais signe ?
« Je paris que tu n’as pas de bas, non plus ?
_ Non Monsieur, je n’ai plus de collants.
_ Je ne te parle pas de collants, je te parle de bas. Georges réglera cela aussi. Tu en porteras tous les jours.
_ Bien Monsieur » Sa voix autoritaire la glaçait. Il commença à déjeuner, elle n’osa bouger.
« Célibataire. J’avais demandé à Georges qu’il y veille.
_ Oui Monsieur »
Cela n’avait pas été une question, mais une sorte d’ordre.
Non seulement elle devait l’être, mais assurément elle devait le rester.
Elle se souvint comme le majordome avait été catégorique là-dessus. Pas de mari, et pas d’amant. Probablement pour être à disposition, au service de Monsieur. Et puis, si elle en avait eu un, elle n’aurait pas été dans cette misère, sans appartement… Oh, ce n’est pas que sa libido soit excessive. Elle n’avait jamais éprouvé une grande attirance pour ces moments charnels. Mais bonne fille, elle assurait le quotidien du compagnon. Le dernier lui avait reproché assez souvent son manque d’engouement d’ailleurs.
« Sans enfant ! C’était aussi un point important, car j’exige ta disponibilité. Ton jour de repos changera au gré de mes besoins. »
Elle retrouva dans sa mémoire ces bribes de dialogues du cinéma en noir et blanc… Ce film de Gabin et Mireille Darc… Elle affectionnait les vieux films français. Ventura, Biraud, Aznavour…
« Bien Monsieur. Comme Monsieur voudra… » Cela commença à l’amuser, elle se détendit un peu, mais ne fit point encore cette révérence qui s’imposait à son esprit à la fin des phrases. Le ridicule n’était plus le ressenti que trouvait son esprit à l’acte, plutôt à la manière d’une espèce de moquerie intérieure à l’égard de son patron. Monsieur n’apprécierait probablement pas…
Elle osa porter son regard vers lui quand il ne la regardait pas. Certes, il n’était pas jeune, le drap cachait une ombre de ventre, mais sa chevelure, ses épaules, ses bras lui conféraient une force qui n’était pas déplaisante. Et puis la chambre sentait le frais, pas comme la sienne dans le vieil immeuble qu’elle avait quitté. Même celle qui lui avait été allouée pour cette nuit était plus agréable…. Finalement, elle ne regrettait pas d’avoir accepté cette place. Oui, elle était secrétaire de direction. Oui, elle était intelligente. Oui, elle parlait trois langues, commerciales : français, anglais et espagnol. Oui, elle avait eu un poste qui payait bien. Mais le jour où le patron décida de ne garder qu’une assistante sur les deux, l’autre salope avait accepté ses avances et, selon ses propres dires, « avait été très efficace avec sa bouche ». Et non, comme elle n’avait pas voulu faire « mieux », elle avait perdu son emploi. Et si, après cinq mois de galère, elle était là, nippée de neuf, dans une belle maison, nourrie et logée, elle n’était pas à la rue. Bon ! Le boulot semblait prenant, le patron exigeant, mais il lui semblait que sa position était presque plus enviable que dans son ancien poste. Elle se savait dévouée, motivée et obéissante. Elle avait d’ailleurs avancé ces qualités lors de l’entretien avec le mainate Georges qui connaissait les souhaits du maître des lieux…

«  Enlève-moi ça ! Ça jure sous ton chemisier ! »
Prise dans sa rêverie, elle ne comprit pas ce qu’il voulait…
«  Pardon Monsieur ?
_ Quitte cette lingerie, ça jure et je n’aime pas ça.
_ Mais je n’ai rien d’autre, Monsieur.
_ Alors, tourne-toi et enlève-la. Je préfère ne rien voir plutôt que voir cette laide dentelle sur ta peau mate. » C’est vrai qu’elle aimait le soleil et le soleil le lui rendait bien. Quelques jours au bord du fleuve, sur les quais, et elle acquérait très vite un hâle de viennoiserie tiède…
Elle hésita, regarda autour d’elle, n’osa demander la salle de bains, sûrement l’une de ces portes sur le mur derrière elle… Consciente que son changement professionnel et sa survie matérielle dépendaient de sa réaction… Elle se tourna, déboutonna son chemisier, l’enleva et le posa sur une chaise. Ses mains passèrent dans son dos, dégrafèrent l’objet du litige, le firent glisser des épaules. Elle se pencha pour reprendre la chemise…
Il aperçut la courbe de son sein. L’instant furtif de cette vision lui griffa le bas-ventre.
Elle enfila et reboutonna son uniforme de servante. Au moment où elle se retourna, elle vit qu’il la regardait en silence. Elle baissa les yeux et ne put réprimer la sensation de chaleur inondant son visage.
Elle sentait son regard sur elle. Elle remit ses mains dans son dos tout en les serrant très fort l’une dans l’autre, à se tordre les doigts. Le soutien-gorge était posé sur la chaise. Elle n’osait le ramasser.
« Déboutonne deux boutons, tu n’as pas besoin de te serrer ça sous le col, ça se porte ouvert et ta peau semble jolie. »
Bien sûr que sa peau était jolie ! Il voulait dire quoi ce vieux barbon ? Pour peu, elle en ouvrirait un de plus pour la lui montrer ! Vexée d’avoir dû exhiber sa pauvreté de par son linge, et son dos de par l’humilité qu’elle était prête à mettre pour garder ce job, elle aurait voulu partir. Mais elle sentait qu’elle ne pouvait pas. Qu’elle ne devait pas ! Elle passait son examen d’embauche. Et si elle le ratait, c’était la salle d’attente de la gare, seul lieu qu’elle connaissait accessible la nuit avec des w.c. et des lavabos…
« Approche-toi !… Ah, c’est plus joli ainsi, ta chair est uniforme. »
Elle était près du lit maintenant. Il se nourrit de son petit-déjeuner frugal, son café et deux croissants que l’apprenti du boulanger livrait avec le pain, tous les matins.
Lui, indiquant les reliefs du repas…
« Débarrasse cela dans le couloir. Et, reviens. »
Elle prit le plateau, se méprit une nouvelle fois sur la chronologie des gestes, dut le reposer pour ouvrir la porte, et enfin effectua sa tâche dans l’ordre.
Elle regagna le bord du lit.
« La porte s’il te plaît. Et la lumière ! Tu ne l’as pas éteinte…
_ Pardon Monsieur. » Elle s’en voulut d’oublier ces détails.
Elle se serait souhaitée parfaite. Elle se souvint de « … Monsieur était soucieux de la qualité du service… » Il lui fallait cet emploi, et les contraintes semblaient légères par rapport aux avantages… Et puis, le « s’il-te-plaît » lui plut. C’était bizarre. Cet homme, qui d’une parole, d’un regard était capable de l’intimider suffisamment pour qu’elle se déshabille devant lui, lui demandait s’il lui plaisait de fermer la porte. Il lui apparut plus humain, un rien plus chaleureux.
« Tourne-toi, que je vois comment tu es faite… »
Elle tourna sur elle-même. L’uniforme, une jupe, un joli chemisier, des vêtements neufs. Elle n’en avait pas porté depuis l’an dernier, des vêtements neufs… La prime de Noël de son ancienne entreprise ayant sauté, elle n’avait pas eu de munitions pour attaquer d’arrache-pied les soldes de printemps… L’espace d’un instant, elle se sentit belle et appréciée. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas éprouvé ce fugace sentiment, et la soie (si c’en était) du corsage sur sa peau était loin d’être désagréable. Se sentir regardée ne lui déplaisait pas non plus. Elle se savait émue, parfois, quand elle s’étirait sur les quais où le soleil la dorait. Certains regards d’hommes plaisants l’émoustillaient, même si elle ne leur montrait pas.
« Arrêtez-vous ! »
Il l’avait vouvoyé au moment précis où elle lui tournait le dos… Ce changement de ton lui parut plus respectable, cela lui donna l’envie d’obéir…
«  Le nœud de votre tablier est mal fait. Reculez, que je rectifie cela. »
Elle s’acquitta. Et sentit l’homme se relever, probablement s’asseoir sur le bord du lit. Bientôt ses doigts l’effleurèrent et réajustèrent les boucles discordantes. Une tape sur ses fesses avec un « Veillez-y, j’aime ce qui est bien fait » la fit tressaillir. Elle était électrique. La tension des minutes écoulées, l’obligation de mériter son emploi, l’abstinence de ces cinq mois de galère où les mâles l’évitaient, la pressentant « boulet »… Énervement ou excitation… Elle oscillait. Cependant elle ne s’était pas retournée. Était-il nu derrière elle ? Dormait-il avec juste le bas du pyjama ? Un caleçon, peut-être ? Ces questions occupaient son esprit… Et elle ne sentit pas tout de suite la main qui survolait son mollet. Elle se raidit sous le contact et demeura paralysée. La paume était sur le côté extérieur de son genou droit…
« Tournez-vous face à moi… S’il vous plaît. » Le ton était loin d’être suppliant, plutôt exécutoire et direct. Même accompagné de la formule de politesse, cela restait un ordre. Un ordre auquel elle ne put se dérober… Elle ne sut pas pourquoi, mais elle s’exécuta. La main n’avait pas quitté son genou, et en glissant sur sa peau se retrouvait donc entre ses jambes…
Cette situation qui eut pu paraître anodine pour lui ou pour elle, lui apportait moult renseignements. Elle eut pu tourner dans l’autre sens, et, en ce cas, la main de l’homme serait restée à l’extérieur de ses genoux. Non, elle avait pivoté dans le « bon » sens. Guidant inconsciemment la main entre les jambes. Premier test de Monsieur où la suggestion ouverte de sa main n’avait pas eu de vraie résistance, de sursaut ridicule d’une pudibonderie surannée. Elle n’avait pas réfléchi sa rotation, elle avait juste viré sur elle-même et cela allait changer sa vie et lui ouvrir les portes d’un monde qui aurait pu lui rester inconnu à jamais…
La situation devenait tendue. Que devait-elle faire ? Réagir ? Enlever la main ? Pour cela, il lui aurait fallu se pencher en avant. Le corsage ouvert allait lui offrir une vue bien trop libertine. Elle repoussa l’idée de partir de ce nouveau poste. Son esprit était en feu, pourtant la paume ne bougeait plus, elle sentait sa chaleur. Attendait-il son autorisation ? Il lui semblait que jusqu’à maintenant, il s’en était passé !… La main s’était déplacée…
Elle croisa son regard. Il paraissait nu, mais le drap cachait son ventre et ses jambes. Finalement, il n’avait pas trop d’embonpoint pour son âge… Ses pensées revinrent sur la main…
Elle était à l’intérieur de la cuisse… Au-dessus du genou… Elle regardait droit devant elle, les yeux au-dessus de Monsieur, droit sur ce tableau. Elle ne savait même pas s’il était nu devant elle… Elle se concentrait sur cette peinture moderne, camaïeu de bleu et d’or en aplats au couteau. Figure libre laissant la route ouverte à l’imagination… Une péniche le long d’un quai, une rue sous la pluie, elle hésitait. La main était chaude.
Pour s’échapper, elle se fixa sur la signature : M. Ducreux. Non ! Ce nom de peintre ne lui disait rien. La paume enveloppait la cuisse.
Depuis combien de temps était-elle là ? 15 secondes, 2 heures, une éternité.
Son ancien patron avait été plus direct, plus choquant. Assis devant elle sur un coin de son bureau, l’entretien avait été très court :
«  Le marché est clair, je ne peux garder qu’une secrétaire. Votre collègue a été très efficace… à l’oral. Si vous ne me proposez pas mieux, vous giclez ! » Elle avait marqué un temps pour se confirmer à elle-même qu’elle avait bien compris la phrase. La main sur la braguette attestait du sens licencieux de l’offre. Elle s’était levée, et en sortant n’avait posé qu’une question : « Je reste jusqu’à quand ? _ La fin du mois ! » fut la réponse.
S’en étaient suivis ces mois de chômage. Cela commença par sa séparation avec son copain d’alors. Un pote chômeur qui s’était aperçu aussitôt qu’elle ne pourrait plus subvenir à ses besoins nutritifs et comme au lit, elle ne compensait que peu ses autres demandes. Il prit la tangente pour trouver un frigo rempli avec plus de régularité, et un lit plus… affriolant. Puis les distances s’établirent avec ses copines qui avaient leurs propres galères. Ses parents dans le Nord loin de tout cela, et les loyers en retard avaient eu rapidement raison des économies que d’ailleurs, elle n’avait pas.
Le Pôle Emploi était son rancard quotidien. Cette place de « bonne » dans la colonne « gens de maison » avait attiré son regard pour les mentions : disponibilité immédiate, possibilité de logement et CDI au bout de trois mois, envoyer CV + lettre de motiv’ à agence… Elle se souvint du rendez-vous avec le majordome. Elle s’était étonnée du lieu, le salon particulier d’un hôtel. Elles étaient une vingtaine, et elle était la seule en pantalon. Elle s’était convaincue alors d’avoir commis une erreur. Pour les postulantes, le fait d’être en jupe, en robe, et d’avoir peut-être exercé déjà ce métier devaient être des avantages qu’elle ne possédait pas. Quand vint son tour, les questions lui parurent inhabituelles. Cet homme long et sombre assis seul derrière une table, et elle, debout devant, dut répondre à « Avez-vous du savoir-vivre, de la discrétion ? _ Oui bien, sûr. » Ou « Un mari ? Des enfants, un ou une amie ? _ Non, je vis seule », ou encore « Avez-vous des hobbies, des activités de loisirs ? » Il lui fut facile de dire que non, vu qu’elle n’en avait pas les moyens… « Quelles sont vos prétentions ? _ J’étudie toutes les propositions. _ Vous serez nourrie, logée et habillée pour votre service. Et vous aurez mille euros par mois pendant votre essai. Mille cinq cent, si vous êtes embauchée. » Elle avait vite fait le compte, mille euros sans frais de bouche et de logement, ce n’était pas loin de ce qu’elle était rémunérée auparavant. Même si, avant, elle touchait le double… Loyers, charges, et frigo en sus… Et mec à nourrir…
« Si cela vous convient, restez dans la salle d’attente, je vous rappellerai » avait sonné la fin de l’entretien.
Au fil de la journée, les postulantes, à part une, étaient toutes reparties. Les deux dernières furent appelées en même temps. Le majordome les avait regardées alternativement l’une et l’autre un long moment, plusieurs minutes, sans un mot. Elles ignoraient qu’il jugeait leur patience, leur immobilisme, un drôle de jeu de mikado où la première qui bougeait allait perdre. La sentence tomba tel un couperet. Se tournant vers sa voisine qui avait marqué son impatience par un piétinement discret, le censeur dit «  Merci de votre intérêt pour le poste, mais vous n’avez pas été sélectionnée ». Elle sortit sans un mot, comme giflée. À Marie, il voulut juste savoir quelques détails : taille, pointure… Puis vinrent quelques conditions édictées pendant l’essai : pas de relations sentimentales, une disponibilité complète, pas de projet de vacances… Et à partir de quand pouvait-elle prendre son service ? Elle répondit qu’elle était libre. Il lui demanda de se présenter le vendredi soir suivant. Le reste de la semaine fut occupé par le solde de sa vie antérieure : appart. Comme elle devait deux mois de loyers, cela fit office de préavis et départ immédiat, ses affaires tenaient dans deux gros sacs de voyage. Sacs qui étaient maintenant sous le toit de cette maison bourgeoise. Et qui ne remplissaient même pas de leurs contenus l’armoire, et encore moins la commode, pourtant pas bien grandes de sa chambre.
L’adresse prestigieuse du fameux Boulevard des Hollandais l’avait impressionnée. L’avenue la plus select de la ville. D’un côté, de majestueux immeubles art déco, de l’autre une suite d’hôtels particuliers. Ce n’était certes pas la plus imposante maison du cours, mais son entretien était parfait. Malgré le temps passé depuis sa construction, les massifs formaient un écrin autour d’elle, et lui conféraient une allure de décor à la « Hercule Poirot ». De plus elle donnait, derrière, sur le grand parc public que Marie fréquentait souvent, faute de voiture et de point de chute à la campagne.
Ses pensées sur le trajet qui l’avait conduite ici l’empêchèrent de constater l’absence de la main qui s’était dégagée doucement de sa cuisse…
«  C’est bon ! Merci. Tu peux te retirer. »
Monsieur la congédiait-il ?

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