Noir

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Sabre Maizieres

La pièce est dans le noir. La rue est noire. Normal ! La nuit est noire. La lune ? Pas de lune !

Derrière la fenêtre, moi. L’âme noire comme le regard. Espèce de hibou, je scrute l’allée. Pas de passant si ce n’est qu’un chat… noir. Le lampadaire cassé par tous ces noirs qui pullulent le soir. Enfants sans parents. Géniteurs sans amour. Gosses de rien.

Où dorment-ils ? Dorment-ils d’ailleurs ? Ne sont-ils pas comme les sauterelles, en perpétuelle migration ? Nuage de désolation qui court sur la plaine en broyant la vie à coups de mandibules. C’est con, la municipalité avait fait changer l’ampoule le mois dernier. Après être resté au moins un an dans le noir. D’autant plus inutile qu’il n’y a pas de dealers à proximité, pas de commerces sexuels gênés par cette pauvre lumière. Alors, pourquoi l’avoir caillassée, si ce n’est cette nuisance de sauterelles ? Les noirs sont des sauterelles. Tout ça à cause des blancs !

Ils sont venus. Ils ont tout pris, volé, pillé. Même la Liberté, ils l’ont violé ! Ils l’ont couché dans une prairie, et ont passé dessus. Hommes et chevaux. Ils en ont fait une statue. Laissez-moi rire ! Un emblème à l’entrée d’un port. Après avoir abusé d’elle et de ses enfants.

Nous étions ces enfants. Ses sauvageons. Libres. Avant les Blancs.

Des millénaires de liberté. Sans bêtes de trait, sans roues. Juste nos pieds et nos mains. Nous chassions de quoi nous nourrir, nous vêtir. Nous écoutions le vent et les rivières. Nous buvions l’eau des sources. Nous n’avions ni terres ni maisons. La Terre nous avait, nous enfantait, nous portait. D’elle aussi, nous étions les loupiots.

Libres.

Je suis civilisé, assimilé blanc. Dans une ville noire. Peuplée de noirs et de blancs. Sans couleurs.

Nous, nous étions rouges de soleil et de terres. Nous étions jaunes d’ocres et de poussières. Peints de sentiments, de chants et de colères. Nous étions ornés de plumes et de fourrures. Chamarrés de perles et de cuirs. Nous n’avions pas d’argent ou de monnaie. L’or n’était que beau, et… inutile.

Ils étaient bruyants. Ils étaient feux. Ils étaient armes. Même pour se battre, ils étaient lâches.

Nos luttes étaient franches, nobles et courageuses. Nus ou presque. D’arcs, de flèches, de haches et de poignards. Il faut affronter ton ennemi dans les yeux pour en combattre l’homme. Pour en atteindre le cœur. L’âme !

Les blancs tirent comme ils pissent. En matant celui qui va le plus loin. Animaux, humains. Aucun blanc ne connaît la lueur du regard de celui que tu braves.

Le vent est mort. Il n’est que tempête. L’eau ne court plus sur les rochers, elle coule entre des murs, dans des tuyaux. Les oiseaux ne sont plus dans les forêts, ils fuient les tronçonneuses. Taureau Sage avait raison. Ils mangeront leurs dollars avant de s’apercevoir qu’ils sont indigestes.

Je suis seul. De sang pur, autant que mes pères et mères ont pu le rester. Je ne suis plus rouge. Je suis terne. Nous étions lumineux. Je suis éteint. Mes aïeux sont morts d’alcool frelaté et de maladies. Éradiqués, socialisés, parqués, indemnisés de misères qui donnaient bonne conscience au grand chef de Washington.

Les Blancs. Menteurs, voleurs, pilleurs et violeurs. Peuple fait de parias, d’escrocs, de ladres et d’esclaves. Ils nous ont dérobé même nos dieux. Après les avoir domestiqués, ils leur ont pris leurs noms pour en faire des parcs, des rues…

Nous. Nous ne les appelions que pour les aimer, les remercier. Nous n’écrivions pas leurs patronymes. Nous étions libres de les adorer dans nos cœurs. Pas de temples, d’églises en pierres mortes. Un arbre bruissant et feuillu était leurs voix.

Ils ont voulu que je sois aussi un esclave. Pas de vertige ? Monte dans les charpentes métalliques ! Mange du bœuf haché entre deux bouts de pain ! Bois du whiskey !

Je suis vieux. Juste bon à emballer leurs commissions, au bout de leurs caisses enregistreuses, dans des sacs en papier. Sans parler d’autres mots que : « oui monsieur. Merci madame ». Sans même de « mercis ». Je suis allé une fois à New York. J’ai vu leur statue. « Elle éclaire le monde », mais sa lumière est froide. Elle a les yeux vides, et son livre est fermé. Elle est morte ! La Liberté n’est pas cela.

La Liberté, elle est au fond de nous. Nous. Le peuple nu qui n’avait que ses pieds et ses mains pour vivre. Une Terre à aimer. Une eau vivante à boire. Elle est encore en moi.

L’été dernier, je suis parti. La frontière n’est pas hors d’atteinte. Le bus m’y a conduit. Puis je suis allé plus loin. Vers la forêt. Je suis monté. Vers la montagne. J’ai vu l’aigle. Je l’ai suivi. Neuf jours. Il m’a amené dans une clairière. Je savais que c’était là. Que j’étais là ! Que c’est là que je serai ! Vivant pour toujours.

Je suis revenu passer l’hiver dans cette rue noire, derrière cette fenêtre. Sans lumière. Ils ont tué même ma force. Il m’a fallu des mois pour la retrouver. Elle était tapie au fond de mon âme, avec ma liberté. Le printemps m’a sorti de cette hibernation. Mon père et ma mère sont là, dans mon esprit. Je n’ai pas trouvé d’Amérindienne dans ma vie. Je n’ai pas voulu impurifier mon sang. Je n’ai pas d’enfant. Je suis peut-être le dernier… Homme.

Et cette nuit, je vais être libre. Me libérer. Et venger ma nation toute entière.

Le collier de ma mère est sur ma peau. Le couteau de mon père est à ma ceinture. Je trempe deux doigts dans le marc de mon café et me trace deux traits sous les yeux. Peinture éphémère. Du noir pour eux. Je sors de la pièce vide et descends l’escalier, il est trois heures du matin. Je n’ai pas de regard pour cet immeuble où j’ai dormi, mangé et chié depuis plusieurs dizaines d’années. Depuis que je suis venu dans cette ville… que je traverse. Le fleuve. Le pont. Les quais. Entrepôts. Cités. Quartiers. Noirs.

Le chat semble m’avoir suivi. Ou c’est un autre. Noir.

La silhouette est au loin. Visible sous un lampadaire distant. Les sauterelles ne sont pas passées ici. Elle marche. Elle vient à ma rencontre. Sans me voir. Je suis la Nuit. Noire. Sa démarche est lente. Fatiguée. Travail de nuit. Labeur de noir. Elle est difforme. Son allure. Elle est enceinte. Jeune.

Ce sera elle.

Tous les lampadaires ne sont pas éclairés. Les sauterelles sûrement. Je m’accroupis sous un escalier. Noir. Je l’attends. Je la perçois. À peine. Ses pas se rapprochent. Plus près. Passent devant moi.

Elle n’a pas crié. Mon couteau s’est planté dans sa gorge. Elle ne m’a pas entendu. J’étais pieds nus.

Dans le noir, j’ai plongé ma lame dans son ventre aussi. J’ai tué la mère et… l’espoir.

J’ai remis mes chaussures et me suis éloigné du côté sans lumières. La rue est restée noire.

Je n’ai pas regardé ce peuple qui avait assassiné le mien, et que j’ai anéanti ce soir. Je suis allé à la gare routière et pris le car pour la frontière. Je n’ai pas de sang sur moi. J’avais enlevé ma chemise. Pied nu. Torse nu. Plus personne ne tue ainsi. La ville ne m’a jamais vu. Je n’ai même jamais existé pour elle. Juste une banque qui m’a saisis mon salaire et m’a alloué une maigre rente que j’ai décidé d’oublier en quittant mon immeuble.

Le car a passé la frontière. J’ai retrouvé la forêt. La montagne. L’aigle m’attendait. Je n’ai marché que huit jours. Ma force renaissait pour ce dernier été.

Trop vieux. Je mourrais cet hiver.

En dernier.

En dernier homme.

En homme libre.

Personne ne brûlera mon corps sur un haut bûcher. Ce sera mon seul regret. Mais que voulez-vous ? Si je suis le dernier…

Eux, m’appelaient John Garner…

Mon nom était Sungmanitu Thanka

J’étais un Sioux Lakota.

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